le temps est un songe.
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la question de l’abstraction a donné lieu à de nombreuses recherches artistiques et théoriques. actuellement, de jeunes artistes développent une pratique artistique en lien avec cette histoire. tout en la convoquant, ils la débordent, la rejouent, la transforment. la peinture et la sculpture abstraites contemporaines sont loin d’être évanouies. les interrogations concernant les divisions entre autonomie de l’œuvre et continuité décorative perdurent de façon complexe et la modernité a encore quelques influences sur l’art actuel.
c’est le cas de cette pièce pour deux oreillers qui présentent au regard du spectateur deux carrés blancs juxtaposés. une certaine ironie se glisse dans la présentation de deux carrés blanc sur un mur blanc.
au-delà de cette référence, dans un premier temps, le visiteur voit l’image que forme ces deux carrés de tissu accrochés au mur : deux oreillers côte à côte, à hauteur d’oreilles. le positionnement des oreillers, pas exactement accrochés à la même hauteur comme dans un lit qui n’aurait pas été fait, est une invitation à s’approcher. ce décalage et la mauvaise tenue du tissu des taies troublent l’effet visuel des deux tableaux blancs. le visiteur perçoit en avançant des sons qui peuvent l’inciter à venir coller son oreille sur l’un des oreillers afin d’entendre l’ensemble de l’œuvre musicale. en ce sens, la pièce est pensée pour inciter l’approche et le contact.
face à face, dos-à-dos ou seul, le ou les spectateurs/auditeurs se retrouvent alors, s’ils le souhaitent, dans une situation quotidienne et d’ordinaire intime. une seule proposition musicale est diffusée par ces deux coussins devenus filtres de murmures. le visuel est peu à peu, pour celui qui veut bien en faire l’expérience, remplacé par un état d’abandon suscité par la musique et par la situation physique évocatrice de l’endormissement. percevoir ou réfléchir l’abstraction et les limites de sa définition, soit par les médiums (son, musique, mouvement, lumière), soit par une approche indirecte (expérimentation, objet, détournement, simulacre) sont aussi des démarches contenues dans geneigte schatten, le temps est un songe. l’intention de la pièce est double:
– mettre en présence du spectateur deux notions abstraites qui ont des réalités physiques :
le son et deux objets blancs carrés juxtaposés.
– lui permettre de pratiquer l’œuvre en échappant à l’image contemplée et poursuivre au-delà du
tableau.
l’écoute d’une œuvre musicale dans une situation physique évoquant l’endormissement déclenche l’imaginaire et convoque plusieurs sens. La perception sonore ou visuelle, durant le sommeil ou l’endormissement, est singulière et féconde en images, souvent incontrôlées. il ne s’agit pas ici de placer le visiteur dans le sommeil proprement dit, mais plutôt dans l’une de ses phases qui est la détente maximale, qui permet de recevoir au mieux l’œuvre musicale. le spectateur est ici debout, la position n’est pas la plus confortable, mais le contact avec l’oreiller amène le spectateur à se blottir pour écouter. ainsi l’approche du spectateur le transporterait ici dans un état particulier, dans une relation singulière au monde. la pièce convoque d’autres sens que le regard qui sont le toucher et l’ouïe, afin que l’œuvre entre en relation physique avec le spectateur.
les émotions dont nous avons appris à nous éloigner restent les plus appropriées pour nous placer dans une relation humaine au monde. placer le spectateur dans une situation qui lui évoque un geste quotidien et fondamental pour sa survie est donc une manière de le relier directement au monde, en lui donnant l’occasion à la fois de laisser aller son imaginaire et d’être dans une relation réelle.
la pièce sonore est en stéréo, c’est à dire qu’à chaque oreiller correspond un canal : le haut parleur gauche pour l’oreiller de gauche, et le haut parleur droit pour l’oreiller de droite. la quasi impossibilité d’entendre l’oreiller gauche et l’oreiller droit en même temps nous renvoie au fait que chaque individu est unique et qu’une relation entre eux peut s’établir. chacun perçoit la même œuvre, mais le procédé permet de conserver l’idée d’une approche personnel et intime, propre à chacun. ici l’œuvre, par sa dualité, rend possible l’expérience simultané de deux subjectivités. non seulement, comme toujours, chacun perçoit l’œuvre à sa manière, mais aussi l’œuvre est préparée à être perçue différemment, en elle réside déjà l’écart impossible à combler entre l’oreiller de gauche et l’oreiller de droite, écart qui est celui des consciences. l’attitude des deux auditeurs se regardant ou au contraire se tournant le dos devient importante, une communication peut s’établir à l’écoute d’une même œuvre, communication provoquée par l’œuvre plastique.
la première pièce réalisée en collaboration avec frédéric kahn en 2008, pour l’exposition « + de réalité » était constituée d’un tableau gris, d’environ 1,10 m par 1,20 m, accroché au mur. un tissu acoustique gris tendu sur un châssis comportant un seul angle droit masquait un haut parleur situé au centre qui diffusait une œuvre musicale de 12 minutes. le temps de regard du tableau devenait le temps d’écoute de la musique.
cette collaboration invitait le spectateur à l’expérience de l’écoute de sons abstraits, en laissant aller son regard sur un monochrome gris, forme proprement abstraite.
dans geneigte schatten, le temps est un songe, les supports des sons sont des objets, les oreillers, et mettent le spectateur dans une situation d‘activité physique. l’œuvre musicale a été créée pour une diffusion par les coussins. dans blanc clos, la répétition en 2008, la musique était préexistante.
« … deux voix qui représentent l’une la vie, l’autre la mort, elles sont irrémédiablement liées. dans un travelling sonore qui traverse des fragments de mémoire, s’ouvrent des espaces acoustiques qui se trouvent modifiés, tout en clair-obscur, sur le thème de l’ombre. des sonorités feutrées, des effets étranges et imprévus existent pour imaginer, représenter, suggérer les rapports entre un homme et sa femme disparue. trois tableaux apparaissent, du lointain à la transparence des reflets aux couleurs flamboyantes de la lumière au mystère. les sonorités, naturelles ou d’origines instrumentales, traditionnelles ou contemporaines, profanes ou sacrées, intactes ou bien transformées… sont comme projetées dans l’énergie du flux musical. » frédéric kahn à propos de geneigte schatten, le temps est un songe.
la question posée ici est aussi celle des limites de l’œuvre et de son autonomie. la collaboration d’un compositeur et la présence d’une œuvre musicale intégrée dans l’œuvre plastique affirment un rapport ouvert entre les disciplines. le spectateur est engagé dans une relation ambigüe à l’œuvre, ouverte elle aussi dès lors qu’elle est confrontée à un mélange des genres, à une rupture des codes qui perturbent une lecture pré-conçue. dans son rapport immédiat, le spectateur est déjà déstabilisé. a-t-on affaire à une œuvre musicale, à une œuvre plastique ? les deux, mais pas seulement les deux séparément : les deux ensemble.
cette recherche est à lire comme une interrogation sur les limites de l’œuvre dans sa capacité à convoquer plusieurs disciplines, et sur l’ébranlement du rapport qu’entretient le spectateur avec elle à travers cette impossibilité de l’enfermer dans des limites établies. c’est également une interrogation qui se pose à l’artiste lui-même vis-à-vis de son travail. de même que ce ne sont ni la discipline dans laquelle elle s’inscrit, ni les limites dans lesquelles on l’appréhende, ce ne sont ni sa signature, ni sa provenance ni son unicité qui font l’œuvre.
c’est dans son rapport à l’autre que l’œuvre se fait œuvre, qu’il soit le spectateur ou l’artiste collaborateur. une fois dépouillé tout ce que nous venons de citer, une fois détruites les certitudes qui rendaient confortable notre lecture, l’œuvre est toujours là, et elle est là par l’autre, seul reste cette relation avec l‘autre. la collaboration avec d’autres disciplines, la présence du son ou la participation du visiteur nous entraîne vers une autre matérialité de l’œuvre et vers une perte de son autonomie.
afin d’illustrer ce dernier propos et d’en comprendre l’une de ces origines, il faut citer richard artschwager, que j’apprécie tout particulièrement, qui est convaincu que l’art est basé sur une série de connaissances et d’informations, que les conventions et les codes sociaux transmis déterminent notre façon de voir le monde. l’artiste nous en fait prendre conscience et nous a mené sur le champ de la fonctionnalité ou de la participation. il privilégie le subjectif, le fait que tout est important et que tout ce que l’on croise peut être utilisé. il est intéressé par l’ambiguïté presque arbitraire des noms et des significations que nous donnons aux objets et la façon dont nous les voyons et la manière dont nous les interrogeons dans différents contextes. il a, à plusieurs reprises, exprimé le fait qu’il souhaitait faire un art qui n’a pas de frontières, pensant que c’est à chaque spectateur de construire sa propre relation à l‘œuvre. il radicalise ainsi quelque chose d’essentiel dans sa création, qui est la dimension psychologique de l’appréhension du spectateur. contrairement aux artistes dits « minimalistes » qu’il côtoyait, cet aspect était mis en avant et donnait une autre dimension à cette période vouée à la forme où la simplicité est primordiale, où il n’existe aucune représentation subjective. le minimalisme est dénué de toute symbolique et ne cherche à jouer que sur les formes et les couleurs en évitant l’émotion au sens littéral du terme : un art dénué de sentiments. mais cela ne signifie pas pour autant que richard artschwager produit des objets chargés psychologiquement. c’est l’activité perceptive qui engendre des données psychologiques.
une forme de dualité est donc en prise dans la pratique de cet artiste comme chez certains artistes qui lui ont fait suite dans les années quatre-vingt. l’ouverture fut telle que les contradictions s’imposèrent et créèrent de nouvelles directions quant à la question de la perception de l’œuvre. le travail de richard artschwager, dans un même espace de création, interroge la notion d’objet : « l’art n’est pas une idée mais une chose ». on retrouve cette phrase dans l’un de ses cahiers, elle évoque la radicalité de la forme pure et la présence humaine à travers le corps et la perception. lors d’une conversation avec barbara bloemink à new york en 2004, richard artschwager différencie son approche de celle de donald judd en notant que judd s’intéresse aux essences, comme le philosophe, alors que lui se préoccupe du phénomène, des évènements qui se produisent. l’art est produit, il a lieu. cette approche radicale, à l’époque du minimalisme et de l’art conceptuel, fut un frein à la lisibilité des autres modes d’expression. de manière résolument énigmatique, il tentera « une fusion entre la sculpture comme réalité manifeste et la peinture comme fiction fondamentale », ainsi que l’exprime richard armstrong à son sujet.
la brève évocation de cette œuvre me permet de mettre l’accent sur le fait qu’en art, les relations, les connexions et les contextes sont souvent beaucoup plus complexes et indicibles qu’il n’y paraît et qu’il est toujours nécessaire d’aller y voir de plus près.
la pièce geneigte schatten pour oreillers en témoigne. elle favorise une expérience travestie du sommeil et de ce fait réfugie les images en lui, protège et privilégie les relations humaines dans la réalité. les images appartiennent au songe, les relations humaines à la réalité. ce sont les constituants de la démarche de geneigte schatten, le temps est un songe. historiquement l’abstraction s’est définie en grande partie contre l’image et ce n’est sans doute pas sans lien avec le fait qu’aujourd’hui, certains d’entre nous résistent devant la société du spectacle devenue l’unique dimension d’un monde entièrement pris sous le signe du simulacre. l’art est devenu un art d’affaire dont la valeur marchande tient lieu de critère esthétique. bien que cette dimension ait, à divers degrés, toujours existé, – donald judd par exemple en parle dans ses écrits – ce critère prend, à présent, le pas sur l’ensemble des créations. nous continuons à créer des formes, des objets, des concepts qui ne manifestent pas clairement leur identité, qui pointent un devenir possible d’une société. ces créations semblent ne plus pouvoir faire cavalier seul, non pas que certaines ne puissent pas aborder le réel en étant autonomes, mais le rapport que l’œuvre entretient aujourd’hui avec le contexte économique et social devient incontournable. ce rapport direct et intrinsèque à l’œuvre, qu’il prenne la forme d’une certaine fonctionnalité, d’un état participatif du spectateur ou bien encore d’une disparition physique de l’œuvre, est bien présent aujourd’hui et n’aura de cesse de se développer. l’autonomie de l’œuvre tend à disparaître et savoir si c’est un fait, une conséquence ou une découverte importe peu. il s’agit, en collaborant avec des compositeurs ou des créateurs de définir plus avant les limites de l’art, de constater que quelque chose converge vers une juxtaposition de différentes disciplines, que les contours remplaceront peut-être l’œuvre, vers une transformation de la matérialité de celle-ci, en évitant une action radicale et confuse qui consisterait à imaginer naïvement jusqu’à la possibilité d’une disparition de l’œuvre ou de ses limites. Il s’agit bien plutôt maintenant, pour nous, de les redéfinir.
véronique verstraete, décembre 2011.
véronique verstraete, artiste plasticienne
et
frédéric kahn, compositeur – artiste musicien
geneigte schatten,
le temps est un songe
la pièce musicale : hörspiel pour voix et sons fixés
durée : 25’30’’
2011
partie sonore réalisée au studio act’sons –
voix en allemand, français et traduction: jörg bendrat
voix en persan : farah khosravi
traduction de geneigte schatten : ombres portées.
exposition présentée à la galerie municipale jean collet à vitry-sur-seine
sur l’image daniel gauthey © christine celles